mardi 18 décembre 2012

Vide spirituel et frustration éthique


En dépit de mon jeune âge, il ne m'avait pas échappé que les choses, après la catastrophe de la Grande Guerre, n'étaient plus d'aplomb dans le monde européen brisé, mécontent, tendu et hypersensible. Je voyais que son dieu n'était plus d'ordre spirituel : il s'appelait le Confort. 

Il n'y avait pas de doute qu'il existait encore bon nombre d'individus qui réagissaient et pensaient en termes religieux, faisant les efforts les plus désespérés pour réconcilier leurs croyances morales avec l'esprit de leur civilisation, mais ils étaient plutôt l'exception. L'Européen moyen, qu'il fût démocrate ou communiste, ouvrier manuel ou intellectuel, semblait ne connaître qu'une seule foi positive: le culte du progrès matériel avec la croyance qu'il ne saurait y avoir un autre but dans la vie que de rendre celle-ci toujours plus facile, ou, pour employer une expression courante, "indépendante de la nature". 

Les sanctuaire de ce culte étaient les usine gigantesques, les cinémas, les laboratoires chimiques, les salles de danse, les ouvrages hydro-électriques; ses prêtres étaient les banquiers, les ingénieurs, les hommes politiques, les acteurs de cinéma, les statisticiens, les capitaines d'industrie, les aviateurs et les commissaires. Un état de frustration éthique apparaissait dans l'absence généralisée d'accord sur le sens du bien et du mal ou dans la disposition de soumettre toutes les questions sociales et économiques à la règle de l'opportunité - comportement rappelant celui de la dame fardée de la rue, prête à se donner à n'importe qui, n'importe quand et à chaque fois qu'on la réclame ...Le désir insatiable de pouvoir et de plaisir avait forcément conduit à la division de la société occidentale en groupes hostiles parfois armés jusqu'aux dents et déterminés à se détruire les uns les autres chaque fois que leurs intérêts respectifs entraient en conflit. 

Dans le domaine culturel, le résultat avait été l'avènement d'un type humain dont la moralité semblait confinée au seul souci de l'utilité pratique et dont l'unique critère de vérité ou d'erreur était le succès matériel.

Je voyais combien notre vie était devenue confuse et malheureuse; qu'il n'existait pour ainsi dire pas de véritable communion entre l'homme et son prochain et cela en dépit de toute l'insistance criarde et presque hystérique mise sur la "communauté" et la "nation"; que nous nous égarions bien loin de de nos instincts; et combien nos âmes étaient devenues bornées et pourries. 

Tout cela, je le voyais, mais l'idée ne m'était jamais sérieusement venue, comme elle ne semblait être venue à personne parmi les gens de mon entourage, que l'on puisse obtenir d'ailleurs que du champ des expériences culturelles européennes des réponses au moins partielles à ces perplexités.



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